Prenez le théâtre occidental des derniers siècles ; sa fonction est essentiellement de manifester ce qui est réputé secret (les « sentiments », les « situations », les « conflits »), tout en cachant l’artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les sources de lumière).
La scène à l’italienne est l’espace de ce mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrepticement ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans l’ombre. […]
Dans le Bunraku, les agents du spectacle sont à la fois visibles et impassibles ; les hommes en noir s’affairent autour de la poupée, mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion […] ; quant au maître, sa tête est découverte ; lisse, nu, sans fard, ce qui confère un cachet civil (non théâtral), son visage est offert à lecture des spectateurs ; mais ce qui est soigneusement, précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y a rien à lire ; on retrouve ici cette exemption du sens, que nous avons peine à comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens, c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter.
Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-même […].
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Européens, si le spectateur peut oublier ou non la présence des manipulateurs.
L’empire des signes / Roland Barthes
Votre commentaire