C’est par l’opposition irréconciliable entre théâtre brut et théâtre sacré, par un cri atonal de registres discordants que nous ressentons les impressions inoubliables et troublantes de ses pièces. [Leur] force vient de ce qu’elles représentent l’homme simultanément sous tous ses aspects : nous pouvons instantanément percevoir les images et nous en détacher. La situation essentielle atteint notre subconscient, mais notre intelligence se met en mouvement, commente et philosophe. Nous nous identifions émotionnellement et subjectivement aux situations et aux personnages. Pourtant, en même temps, nous jugeons la société qui les entoure et leur coloration politique. Parce que ce qui est profond dépasse le quotidien, un langage noble et un certain rituel mettent en valeur des aspects de la vie que dissimulent les apparences. Mais comme le poète et le visionnaire ne sont pas des personnes ordinaires et que nous ne vivons pas dans l’épique, Shakespeare nous rappelle qui nous sommes et nous fait revenir au monde brut et familier, où l’on appelle les choses par leur nom, au moyen d’une rupture de rythme, d’un retour à la prose, d’un glissement vers la conversation argotique ou bien au moyen d’un mot direct inspiré par le langage même du public. Shakespeare a réussi ce que personne, avant ou après lui , n’a réussi à faire : écrire des œuvres qui traversent plusieurs états de conscience. Il y est parvenu grâce à une rugosité de texture et à un mélange conscient de contradictions qui, d’une certain façon , pourraient passer pour une absence de style. Voltaire n’est pas arrivé à le comprendre et l’a qualifié de « barbare ».
L’espace vide / Peter Brooks
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