La vie s’éteint avant moi, me disais-je quand je vivais derrière le rideau de ma cataracte. La lumière se retirait insensiblement. En perdant ses contours le monde perdait de sa consistance. L’exactitude fondait sans que je m’en aperçoive. Les êtres aux traits flous devenaient des idées d’êtres. Mes yeux se faisaient une opinion. Je croyais voir comme on croit comprendre. […] J’errais dans un nuage de plus en plus opaque où j’attendais la cécité comme une promesse de sommeil. […]
Voilà comment je me suis retrouvé ligoté à une table d’opération, une courroie immobilisant ma tête pendant qu’un bistouri trifouillait dans mon œil comme dans un œuf à la coque. […]
Puis tout ce que j’avais cessé de voir au fil des années me fut restitué à la seconde. La lumière ! La profusion des détails ! Le plus proche et le plus lointain ! L’évidence et la nuance ! Le trait et la vibration ! La variété des couleurs ! L’incommensurable palette ! L’ampleur du monde ! Comment avais-je pu laisser s’éteindre ces ciels et ces visages ?
Regarder jusqu’au bout. Ne pas en perdre une miette.
Journal d’un corps / Daniel Pennac
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